4.

Lundi 7 janvier, lendemain de l’Épiphanie

À Figeac, la maison qu’occupait Philippe de Mornay était distribuée autour d’une petite cour carrée. Une tour à six pans enfermait l’escalier qui desservait la grande salle. À peine passée la porte, le froid les saisit. Au rez-de-chaussée, Mornay laissa les Suisses dans la grande cuisine où s’affairaient trois cuisinières et deux marmitons en train de préparer des soupes pour toute la maisonnée. Un feu d’enfer brûlait dans l’immense cheminée. Les deux messagers s’installèrent devant une grande table sur laquelle étaient posés des pains que l’on venait de cuire. Mornay sourit en les regardant se jeter sur la nourriture, puis il sortit dans la cour. Son épouse Charlotte, avec laquelle il partageait tout depuis la Saint-Barthélemy, saurait le conseiller.

La petite cour avait été nettoyée de sa neige par les valets. Sous les arcades se pressaient deux douzaines de spectateurs ; des soldats, des écuyers, des serviteurs, et même des gentilshommes de Figeac, tous emmitouflés dans des manteaux d’épaisse laine. Charlotte, assise sur un banc avec ses deux enfants serrés contre elle, le vit et lui fit signe de s’approcher en souriant. Elle aussi assistait à l’assaut.

Au milieu de la cour, Cassandre, leur fille adoptive, ferraillait avec François Caudebec, son fidèle capitaine qui ne l’avait jamais quitté. Les duellistes formaient un couple étonnant.

Caudebec, âgé d’une quarantaine d’années, petit, lourd, d’une vigueur peu commune, velu comme un ours avec un regard de fauve, était un rude escrimeur, frappant d’estoc avec une rare force. En face, Cassandre, vingt ans peut-être – comme Caudebec, elle ignorait son âge exact –, était plutôt grande et longiligne. L’œil sûr, elle bougeait avec une invraisemblable agilité, compensant largement par sa souplesse la puissance de son adversaire. Mornay resta un instant à l’admirer. Blonde avec de longs cheveux attachés par un ruban, vive, de beaux yeux et une peau éblouissante, c’était l’idée qu’il se faisait de Diane chasseresse.

— Touchée, mademoiselle, s’exclama Caudebec, en lui donnant un coup de lame – à plat – sur le jarret.

C’était le coup de Jarnac, la botte secrète qui avait permis à Guy Chabot de tuer son adversaire lors d’un fameux duel qui avait eu lieu à Saint-Germain. Le fils de Guy Chabot, protestant comme son père, l’avait appris à M. de Mornay qui, à son tour, l’avait montré à Caudebec.

Les épées étaient émoussées et leur extrémité arrondie, mais, sous la violence du choc, Cassandre avait vacillé.

— C’est triché ! protesta-t-elle en réprimant un gémissement de douleur. J’ai vu mon père et j’ai été distraite, je connais bien ce coup !

— C’est comme ça qu’on se fait tuer, ma fille, ironisa Mornay. N’êtes-vous pas fatiguée ?

— Moi ? Non ! Mais Caudebec, certainement ! se força-t-elle à rire. Ces combats ne sont plus de son âge !

— Vous avez raison, mademoiselle, sourit le capitaine de Mornay. Je ne vous ai touchée que six fois, contre deux pour vous, je crois !

Il la salua d’une révérence railleuse, comme il avait vu le faire les Scaramouche et autres capitaine Spavento chez les comédiens ambulants qui passaient parfois dans les campagnes. La moquerie provoqua les fous rires de l’assistance.

— Vous ne m’avez pas laissé ma chance, François, répliqua-t-elle avec dépit.

Elle grimaça une moue en serrant les lèvres pour marquer sa contrariété.

— Fait-elle des progrès ? demanda Mornay à Caudebec, sur un ton faussement sérieux.

— Si elle continue à apprendre, elle battra un jour tous les mignons du roi, répliqua Caudebec en tendant son épée à un valet.

— Il faudrait pour cela qu’elle aille à la cour, intervint sèchement Charlotte de Mornay.

— Charlotte, pouvons-nous rentrer ? lui demanda son époux en lui prenant la main. J’ai à vous parler.

— Je m’en doute mon ami, répondit-elle.

En voyant arriver les deux Suisses, elle avait deviné qu’ils étaient chargés d’une importante mission. Aussitôt, elle avait donné des ordres pour qu’on s’occupe de leurs chevaux.

— François, Cassandre, accompagnez-nous !

Ils se dirigèrent ensemble vers la tourelle qui enserrait l’escalier tandis que les enfants du couple restaient sous la surveillance de leur gouvernante.

Charlotte Arbaleste – Mme de Mornay – était aussi à Paris pour les noces d’Henri de Navarre avec la sœur du roi, en août 72. Jeune veuve avec une fille en bas âge, elle ne connaissait pas encore Philippe de Mornay. Dans la nuit du samedi, une servante l’avait réveillée, apeurée. On tuait dans les rues. Les deux femmes s’étaient enfuies vers une autre maison où elles s’étaient dissimulées dans un bûcher, puis dans un grenier, car il n’y avait pas assez de place. Charlotte avait entendu les cris et les supplications de ceux que l’on massacrait alors que sa fille était cachée en bas avec une servante. Le massacre avait duré plusieurs jours durant lesquels elle était restée au désespoir de ne pas savoir ce que devenait son enfant. Le mercredi suivant, des amis lui avaient fait parvenir un message pour la prévenir que la tuerie était finie et qu’elle pourrait prendre un bateau pour quitter la ville. Elle avait suivi leurs indications mais la grande barque avait malheureusement été arrêtée et les passagers avaient dû montrer leur passeport. Comme elle n’en avait point, les gardes avaient décidé de la noyer avec sa fille. Finalement pris de pitié, ils l’avaient laissée passer.

Philippe et elle s’étaient rencontrés deux ans plus tard. Ils partageaient les mêmes goûts, les mêmes mœurs austères, et les atrocités auxquelles ils avaient assisté les avaient rapprochés. Ils ne s’étaient plus quittés. Aujourd’hui, ils avaient quatre enfants, plus Suzanne, née du premier mariage de Charlotte, et bien sûr Cassandre.

— Vous avez vu les Suisses ? demanda le surintendant de la maison de Navarre quand tous se furent confortablement installés dans la grande salle.

Charlotte hocha la tête.

— C’est Scipion Sardini qui les envoie. Ils m’ont porté cette lettre, dit-il en la lui tendant.

Monsieur,

Les raisons qui me portent à vous importuner sont si fragiles, que j’ai plusieurs fois repoussé de prendre la plume. J’avais envisagé de vous voir à Paris, mais j’ai trop hésité et quand je me suis décidé, vous veniez de partir.

Mais en ce temps troublé, tout peut avoir de l’importance.

Au début de l’année dernière ont eu lieu de retentissants procès faits à certains trésoriers pour avoir détourné des aides et une partie de la taille[14]. Il est certain que le rendement de la taille diminue d’année en année. En quatre ans, l’élection de Paris a perdu près d’un million et demi de livres. Le roi a beau multiplier les coercitions et les contrôles, le peuple ne peut tout simplement plus payer et les fraudes sont trop nombreuses.

Comme banquier et collecteur de taxes, je connais bien ces circuits financiers puisqu’une partie des recettes de l’État aboutit dans mes coffres où elles y sont plus en sécurité que chez le trésorier de l’Épargne ou à l’Arsenal.

Vous le savez, dans l’élection de Paris, c’est la commission de la taille et le bureau des finances qui établissent la répartition de l’impôt et chargent les élus d’évaluer les biens taillables par paroisse et diocèse. Les élus[15] sont chargés de chevauchées régulières dans les paroisses afin de s’informer des facultés des taillables et de compléter les rôles établis par le bureau des finances, ou dressés par les collecteurs.

Ensuite, dans chaque paroisse, durant le mois d’octobre, tous les habitants élisent des asséeurs collecteurs qui répartissent la taille et la collecte. Les sommes recueillies sont ensuite portées aux receveurs qui les notent sur un registre paraphé par les élus. Après cet encaissement, les receveurs, lorsqu’ils ne sont pas trésoriers, font porter les tailles au receveur général ou à un trésorier général, ou encore au trésorier de l’Épargne.

Les agents du bureau des finances, qui changent chaque année pour éviter la corruption, vérifient le travail des élus, des collecteurs et des receveurs. Les contrôleurs des tailles examinent aussi les registres et les bordereaux des receveurs. Toutes les pièces de recette doivent être inscrites dans des registres transmis ensuite au tribunal de l’élection de Paris. Tout transfert d’argent à des trésoriers ou à l’Épargne est accompagné d’un acte signé et scellé.

Seulement ce règlement n’est jamais suivi à la lettre et la corruption règne en maître, aussi l’évasion est-elle importante, mais il ne s’agit que de petites fraudes. Encore que, cumulées, elles peuvent atteindre des sommes importantes.

J’en viens maintenant aux raisons de ce courrier. L’année dernière, M. Jehan Salvancy, receveur général des tailles de l’élection de Paris, a déposé chez moi l’équivalent de trente mille écus d’or en un seul versement. Habituellement, c’est mon premier commis qui s’en occupe mais, ce jour-là, j’étais présent. Quelque peu surpris, j’ai regardé les comptes de M. Jehan Salvancy dans mes livres pour constater que le montant de ses dépôts depuis quatre ans atteignait près de neuf cent mille livres. Et encore parce qu’il y a eu plusieurs retraits pour un total de cinq cent mille livres. Or, ces retraits avaient été faits par M. Robert Letellier, ancien drapier, trésorier de la maison du duc de Guise à Paris. Il m’avait apporté des reçus pour paiement signés par Jehan Salvancy.

Je me suis alors interrogé sur la provenance d’autant d’argent.

Il m’est venu à l’idée que M. Salvancy avait trouvé un moyen indécelable de détourner une partie importante des tailles de l’élection de Paris pour financer la guerre de M. le duc de Guise, lequel est fort démuni en pécunes. Mais si je ne me trompe pas, j’avoue ne pas deviner comment il s’y prend compte tenu des contrôles qui existent. J’ai pourtant fait un lien avec une étrange affaire qui a été jugée en juillet de l’année dernière. On a alors pendu devant l’hôtel de Bourbon un nommé Larondelle et son complice. Ces deux hommes, fort âgés, avaient gravé des sceaux de la Chancellerie avec une telle dextérité qu’il était impossible de les discerner des originaux[16]. Or on n’a jamais su pour qui ils travaillaient. Auraient-ils pu fabriquer des sceaux du trésorier de l’Épargne et participer d’une certaine manière à cette fraude ? C’est une hypothèse.

Je vous supplie humblement de me pardonner d’avoir eu de si méchantes idées mais peut-être Mgr Henri de Navarre saura que faire de cette information.

Monsieur, je prie Dieu qu’il vous donne, ainsi qu’à Mgr de Navarre, une santé heureuse et une très heureuse vie.

À Paris, le 10 décembre 1584

Quand elle eut terminé sa lecture, Charlotte Arbaleste tendit la lettre à Cassandre.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle à son époux.

— Si les tailles du roi servent à financer la guerre conduite par le duc de Guise, il faut arrêter cette saignée.

— Sans doute, mais comment ? Vas-tu en parler à Mgr de Navarre ?

— Que pourrait-il faire si loin de Paris ? intervint Cassandre.

— Le moins que je puisse faire est d’écrire au roi pour le prévenir.

— Lui parleras-tu de Sardini et de ce Salvancy ? Imagine que rien ne soit vrai dans cette lettre… Navarre pourrait se brouiller avec Sardini à cause de cette indiscrétion…

— J’y ai songé, ma mie, et c’est pourquoi je souhaite votre opinion… hésita Mornay en passant sa main dans sa barbe. Mais Sardini n’est pas seulement banquier, il a aussi l’affermage de nombreuses taxes, en particulier les aides sur le vin mis en perce. À Paris, on m’a rapporté que le roi allait lui confier la collecte de lettres de confirmation de charge que tous les conseillers et les procureurs du Châtelet devront lui payer deux cents écus. C’est un homme qui connaît parfaitement les rouages de la fiscalité, et je crois qu’on peut se fier à son jugement.

— Il faudrait en savoir plus avant d’agir… suggéra Cassandre, en jouant avec son médaillon fleurdelisé qui ne la quittait jamais.

— Près d’un million de livres ! s’exclama Caudebec qui venait à son tour de terminer – à grand-peine, car il lisait fort mal – la lecture de la lettre que lui avait donnée la fille adoptive de Mornay. Voilà qui permettrait de payer une bonne armée de lansquenets !

Mornay le considéra avec intérêt.

— Ce que tu viens de dire n’est pas sot, mon ami ! Salvancy me dit que l’argent est encore en grande partie dans ses caisses. Ce serait encore mieux s’il était dans celles du Béarnais. Sur mon conseil, Henri a agi avec dignité en refusant les cinquante mille écus du roi d’Espagne, il n’empêche qu’ils nous seraient maintenant bien utiles !

— Crois-tu que M. Sardini te les offrira pour obliger Henri ? ironisa Charlotte. Cet Italien pense avant tout à ses intérêts ! Il ne nous fera pas de cadeaux.

— Ce Salvancy pourrait trépasser, suggéra François Caudebec avec un mauvais sourire. Déjà, le rapinage des tailles cesserait…

— Il n’a sans doute pas organisé une telle entreprise tout seul. S’il meurt, quelqu’un le remplacera, répliqua Charlotte.

— Et tuer cet homme ne rendra pas l’argent au roi, compléta Cassandre.

— Tu as une meilleure idée ? lui demanda son père.

— Si on pouvait prouver que ce Salvancy détourne les impôts du royaume, il serait possible de lui faire peur et, en échange de notre silence, de le contraindre à nous remettre sa fortune mal acquise, suggéra-t-elle.

— C’est une vue de l’esprit, Cassandre ! la morigéna Charlotte en haussant les épaules. Comment prouver sa culpabilité ? Nous sommes à Figeac et il est à Paris. Nous ignorons tout de la façon dont il s’y prend. D’ici, on peut peut-être décider de sa mort, mais rien de plus.

— Il faut donc que l’un de nous se rende à Paris, répondit Cassandre d’une voix assurée. À la fois pour mettre cet homme hors d’état de nuire, et pour lui prendre l’argent qu’il a volé afin de le rapporter à Mgr de Navarre.

— C’est ce que je m’étais dit, soupira son père en hochant la tête, mais je ne peux m’absenter en ce moment où j’attends monseigneur. Et Caudebec ne pourrait y aller seul. Je vais en parler à Henri à son arrivée, peut-être aura-t-il quelque gentilhomme à me prêter.

— Pourquoi pas moi ? s’enquit Cassandre en se levant.

— Toi ? s’étonna Charlotte. Aller à Paris seule ? Tu n’y penses pas, avec tous ces dangers !

— J’en ai assez de la cour de Nérac et de ses coucheries ! s’exclama la fille de Mornay. J’en ai assez de m’ennuyer à Montauban pendant que vous vous battez pour notre foi ! Je veux être utile… mes parents ont été assassinés par des catholiques qui soutenaient le duc de Guise… il faut que je fasse quelque chose, pour leur mémoire. Je n’ai aucune estime envers Henri III qui a approuvé la Saint-Barthélemy, mais j’ai enfin l’opportunité de faire du tort au Lorrain en découvrant comment Salvancy vole le trésor public.

— Tu oublies que tu es une femme, ma fille ! répliqua Charlotte en haussant les épaules. Tu crois que, parce que tu tires à l’épée, tu peux te conduire comme un homme ?

— Il y a eu dans cette guerre bien des femmes plus valeureuses que les hommes, madame. Madeleine de Miraumont a défendu son château en armure et l’épée au poing, c’est même elle qui conduisait ses hommes au combat[17]. Claude de La Tour a agi de la même façon, pourquoi pas moi ?

Mornay ne disait rien, comme abîmé dans ses réflexions. Cassandre avait raison. Il lui avait appris tout ce qu’il savait. Elle était perspicace, parfaitement capable de découvrir la vérité, elle avait les capacités d’un homme d’action, et surtout elle avait sa confiance. Certes, le voyage serait dangereux, mais si François Caudebec l’accompagnait avec les Suisses, ils pourraient la protéger.

— Supposons, fit-il en levant une main, supposons, que j’accepte ton idée et que François t’accompagne… que ferais-tu à Paris ?

Cassandre laissa éclater sa joie.

— Père ! Vous me laissez y aller ?

— J’ai dit : supposons ! Et tu ne m’as pas répondu.

— C’est pure folie ! protesta Charlotte en secouant la tête.

— J’irai chez Sardini, il m’en dira plus, après quoi je tâcherai de m’introduire auprès de ce Salvancy. Je tenterai de découvrir comment il s’y prend, de trouver son point faible, peut-être de lui faire peur…

— Il y aura de rudes adversaires dans l’ombre, Cassandre. Si M. Salvancy détourne cet argent pour le duc de Guise, ce n’est pas à un simple receveur des tailles que tu vas t’attaquer, mais à toute l’organisation guisarde.

— Philippe, sois raisonnable ! intervint Charlotte. Admettons que Sardini veuille héberger Cassandre, tout Paris saura vite que c’est ton enfant. Comment la fille de celui qu’on surnomme le pape des huguenots[18] pourrait-elle conduire une enquête dans cette maudite ville catholique ?

— Elle pourrait ne pas être ma fille ! suggéra Mornay, après avoir digéré la remarque un instant. Cassandre parle parfaitement italien, comme Caudebec. Accompagnés de Hans et Rudolf, ils pourraient faire croire qu’ils arrivent d’Italie. Qu’elle est une nièce de Sardini…

Cassandre approuva d’un grand sourire enthousiaste.

— Mi chiamo Cassandra, sono la nipote di Scipio Sardini, fit-elle en riant.

Les réticences de Mme de Mornay faiblissaient. Après tout, songea-t-elle, quand elle fuyait les massacres de la Saint-Barthélemy, elle avait pris des risques bien plus grands !

— Tu oublies le voyage ! Traverser la France en ce moment et en cette saison est une folie, dit-elle.

— Vous pouvez compter sur moi, madame, intervint Caudebec, séduit par une telle expédition.

— Il vous faudra être de retour à Montauban avant l’été[19]. Tu m’écriras régulièrement, Cassandre, ajouta Mornay. Je vais te donner un code pour chiffrer ton courrier.

— J’ai peur que Cassandre ne soit guère en sûreté chez Sardini, intervint Charlotte. As-tu oublié la douce Limeuil ?

— De qui parlez-vous, ma mère ? demanda Cassandre.

— Isabeau de Limeuil, l’épouse de Scipion Sardini…

Elle soupira.

— Après tout… tu l’apprendras assez tôt, ma fille…, poursuivit Mme de Mornay. Tout a commencé il y a vingt ans, tu n’étais pas née. Catherine de Médicis voulait que les trois frères Bourbon se convertissent au catholicisme. Charles était déjà cardinal. Restaient Antoine – le roi de Navarre et le père d’Henri –, et Louis, le prince de Condé. Ces deux-là tombèrent dans les rets de ces femmes que la reine mère appelait sa milice galante, son escadron volant. Antoine fut séduit par la belle Rouet, et Condé par Isabeau de Limeuil. Condé parvint pourtant à sortir de ce piège et épousa finalement Mlle de Longueville, non sans avoir malheureusement fait un enfant à la Limeuil.

— C’est elle qui a épousé M. Sardini ?

— Oui, personne ne voulait plus d’elle ! fit Charlotte de Mornay en haussant les épaules d’évidence.

— Vous ne semblez pas l’aimer, ma mère ?

— En effet. Tu le sais, Condé est mort à Jarnac, peu de temps après son remariage avec Mlle de Longueville. Ces noces avaient humilié Mlle de Limeuil, car elle espérait devenir princesse de Condé. Le soir de la bataille, le duc d’Anjou[20] apprit qu’Isabeau était dans les environs, car elle se rendait à Bordeaux. Il la fit chercher pour reconnaître le corps du prince qui avait reçu un coup de feu dans la tête et qui était défiguré. Anjou voulait être certain que c’était lui. L’ayant examiné, Limeuil ne murmura que ce mot : Enfin[21] !

» Sous un visage d’ange, Isabeau est une femme mauvaise et vile, déclara Charlotte. Et si elle ne fait plus partie de l’escadron de ribaudes de Catherine de Médicis, elle est restée proche d’elle et elle hait les protestants depuis que Condé l’a trahie pour une protestante. Si elle te perce à jour, elle te dénoncera et causera ta ruine. Aller chez Scipion Sardini, c’est s’installer dans le nid d’une vipère.

— Elle ne me percera pas et je serai plus forte qu’elle, ma mère. Pour notre cause.

— Billevesée ! murmura Charlotte.

Philippe de Mornay soupira, il regrettait déjà d’avoir accepté.

Il passa la soirée avec sa fille, lui prodiguant tous ses conseils et lui apprenant tout ce qu’il savait sur la situation à Paris et à la cour. Il lui confia aussi un chiffre pour coder les dépêches qu’elle enverrait, si elles arrivaient jusqu’à lui, et enfin deux passeports signés par le roi Henri III. L’un fut rempli au nom de Cassandra Sardini, venant de Lucques, et l’autre resta en blanc. Caudebec était aussi là, à écouter, et Mornay ajouta son nom sur les deux passeports, comme valet d’armes. C’était une époque où les passeports demandés par les hôteliers et à l’entrée des villes n’étaient que des feuilles donnant la description du ou des voyageurs. Toute personne de qualité en avait en blanc pour ses proches et les gens à son service. Ceux que possédait M. du Mornay lui avaient été remis par le chancelier, M. de Cheverny, lors de son dernier voyage à Paris.

Enfin, ils préparèrent des armes pour le voyage et convinrent d’un itinéraire avec les deux Suisses qui furent mis dans la confidence. Ils acceptèrent bien volontiers de raconter aux gens de M. Sardini qu’ils avaient ramené Cassandre de Lucques et jurèrent de ne dire à personne qui elle était vraiment.

Dans la nuit, Mornay écrivit une longue lettre à Scipion Sardini. Il lui confiait sa fille et lui expliquait sa mission, sans lui dire qu’elle était chargée de ramener les neuf cent mille livres qui étaient dans ses coffres. Il fit également d’autres lettres pour des gentilshommes de ses amis. La petite troupe pourrait ainsi s’arrêter chez eux pour passer la nuit, car les auberges seraient rares, inconfortables et parfois dangereuses.

À l’aube, il neigeait quand ils montèrent tous les quatre à cheval. Mornay savait que leurs étapes seraient courtes et qu’ils n’arriveraient pas à Gramat ce soir, où M. de Gontaud d’Auriole[22] les aurait reçus. Ils devraient donc faire halte en route. Peut-être à Thémines, ou encore à Fons ou à Issept. Dans le Quercy, il n’avait que des amis et ils trouveraient facilement un toit. Ce serait plus difficile à mesure qu’ils se rapprocheraient de Souillac, puis de Limoges.

Ils avaient pris en longe trois chevaux supplémentaires qui portaient leurs bagages, de la nourriture et du fourrage. Cassandre était vêtue en cavalier. À part le fait qu’elle ne portait pas de barbe, personne ne pouvait deviner qu’elle était une femme.

Les quatre voyageurs saluèrent une dernière fois M. de Mornay, puis sortirent de la cour.

Il les suivit à pied quelque temps. Tandis qu’ils s’éloignaient, il leur cria :

— N’oublie jamais, Cassandre : Arte et marte !

Par le talent et par le combat ! Sa devise.

Les rapines du Duc de Guise
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